Quand le son remplace les yeux : Un aveugle américain se repère dans la ville à la façon des chauves-souris
Le Devoir, 2017-08-04
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Virginie Nussbaum
Ils sont non-voyants, mais peuvent se repérer dans l’espace en claquant des doigts ou de la langue. Zoom sur un radar à échos ultraperformant, qui commence à être entraîné dès le plus jeune âge.\r\nOn le surnomme Batman. Aucun masque à oreilles pointues, aucune cape flottant au vent pour autant. Si Daniel Kish mérite ce sobriquet, c’est qu’il a de la chauve-souris bien plus que les accessoires hollywoodiens : le pouvoir de se repérer dans la nuit.
Une nuit noire dans laquelle l’Américain est plongé depuis toujours, ou presque : atteint d’une tumeur de la rétine alors qu’il n’a que 13 mois, on doit lui retirer ses deux yeux. Lui reste alors, pour appréhender ce qui l’entoure, son sens de l’ouïe que Daniel Kish développe de manière… inouïe. Au point de parvenir aujourd’hui, tout comme les mammifères nocturnes, à ” voir ” le monde grâce aux seuls sons qu’il émet.
En général, c’est un claquement de langue. Ou le bruit de sa canne sur le sol. Des flashs sonores envoyés dans l’espace, qui se répercutent sur les surfaces alentour avant de lui revenir sous la forme d’échos chargés d’informations.
” Je peux sentir l’emplacement d’un objet, sa dimension, ses contours et sa texture. Par exemple, je saurais reconnaître une étagère remplie de livres, car ceux-ci renvoient un écho particulier “, détaille Daniel Kish. Qui construit ainsi une vraie image de la pièce où il se trouve, bien qu’il ne l’ait jamais vue.
Génétique programmée
Un sonar semblable à celui de la chauve-souris ou du dauphin, mais à la performance bien plus modeste.
” Chez ces animaux, l’écholocalisation est génétiquement programmée, alors que chez l’humain, le cerveau s’adapte pour la développer. Nous apprenons au fur et à mesure à construire l’espace en alliant notre déplacement au son que nous produisons “, explique Roland Maurer, éthologue à l’Université de Genève, spécialisé en orientation spatiale.
Avec son radar surdéveloppé, Daniel Kish peut donc voyager, se promener en pleine nature et même faire du VTT. Des exploits qui l’ont érigé au rang de superhéros de l’écholocalisation, avant même qu’il ne fonde, en 2000, World Access for the Blind, organisation qui aide les aveugles à maîtriser l’écholocalisation et forme les voyants à l’enseigner.
Société ” paternaliste ”
Des cours et ateliers dont ont déjà bénéficié 500 personnes dans près de 40 pays avec, à terme, un double objectif : favoriser le développement des personnes non voyantes, tout en sensibilisant le public à leur potentiel.
” Notre société attend tellement peu des aveugles. Elle s’imagine qu’on ne peut pas fonctionner sans nos yeux et donc qu’il faut nous en prêter constamment. Il s’agit d’une mentalité paternaliste “, dénonce Daniel Kish, qui prône au contraire l’autonomie et la débrouillardise dès le plus jeune âge.
” Si j’ai pu développer cette aptitude, c’est d’abord parce que mes parents ont vu au-delà de ma cécité. Ils m’ont toujours encouragé à interagir avec mon environnement, sans restriction ni appréhension. L’écholocalisation, c’est comme un langage : on peut l’apprendre sur le tard, mais c’est plus difficile et ça ne deviendra jamais une langue maternelle. ”
Bibliothèque de bruits
Jean-Marc Meyrat, lui aussi, a appris à dompter les échos. Ce Neuchâtelois d’origine a perdu la vue alors qu’il était encore enfant et, autant qu’il s’en souvienne, il a toujours fait appel à l’écholocalisation. Mais c’est en lisant un article de Daniel Kish qu’il en a vraiment pris conscience et s’est intéressé à cette fascinante prouesse cérébrale. ” On peut retracer l’écholocalisation jusqu’à l’Antiquité lorsque les marins, lors des jours de brouillard, tiraient au canon pour savoir s’ils approchaient des terres ! ”
La résonance du bois, du béton, mais aussi celle d’un abribus, Jean-Marc Meyrat la reconnaît au premier claquement de doigts (qu’il préfère à celui de la langue, moins discret). ” C’est comme une sorte de banque d’échos, une bibliothèque de bruits que l’on vient enrichir au fil des années. ” Avec une certaine marge d’erreur.
” Je me suis souvent exercé à passer entre les voitures sans toucher les pare-chocs. Parfois, on rate lamentablement “, plaisante-t-il.
À 58 ans, il travaille à l’Association pour le bien des aveugles et malvoyants (ABA), à Genève, où il donne des cours d’apprentissage sur iPhone. Il se sert d’ailleurs des ” clics ” pour repérer la porte d’entrée de l’immeuble. Mais les considère plutôt comme un outil complémentaire aux moyens traditionnels. ” À mon âge, cela demande une grande concentration, surtout en fin de journée. ”
Robot à échos
En Suisse, un groupe de professionnels romands s’est formé à la méthode il y a deux ans. Parmi eux, Denise Javet Ruedin, ergothérapeute valaisanne spécialisée en réadaptation visuelle et membre de l’Association des indépendants spécialistes en basse vision, qui s’est elle-même prêtée à l’exercice dans les rues de Lausanne. Elle propose désormais à ses patients l’approche par le son, en fonction de la demande et des circonstances.
” On ne peut par exemple pas se servir de l’écho pour sentir les obstacles au sol, comme des bordures de trottoir. Là, la canne longue reste centrale. ”
Peut-être est-ce l’effet Kish, toujours est-il que la science semble elle aussi s’intéresser davantage à l’écholocalisation.
Au début de l’été, le chercheur suédois Bo Schenkman présentait une étude décortiquant les différentes caractéristiques du son prises en compte par ces ” sonars humains “. À l’École polytechnique fédérale de Lausanne, une équipe travaille même sur la création d’un robot sachant se diriger dans une pièce grâce aux échos, comme Daniel Kish.
Un regain d’intérêt que ce dernier voit d’une très bonne oreille. D’ailleurs, il apprécie la Suisse, et notamment les Alpes, qu’il a arpentées lors de sa dernière visite, jusque sur les hauteurs de Grindelwald.