Mon beau sapin
Une chronique de Jean Brière
Je conserve un souvenir impérissable de l’arbre de Noël de mon enfance. Je ne me lassais pas de contempler le merveilleux sapin qui trônait fièrement à chaque fin d’année dans le salon familial. Les arbres de Noël préférés de nos jours sont généralement naturels, en dépit des apparentes préoccupations environnementales. Mon sapin à moi était on ne peut plus artificiel et écologique. Son tronc argenté, maigre comme un manche à balai, supportait des tiges d’acier en guise de branches. Ces dernières étaient hérissées de milliers de brindilles en papier d’aluminium qui brillaient comme des diamants. Garni de ses boules de Noël rouges et protégeant sa modeste crèche, il m’apparaissait tout à fait splendide.
En décembre 1964, j’étais un petit garçon de cinq ans affublé de lunettes épaisses comme des fonds de bouteille. Un matin, maman m’annonça que mon père était tombé gravement malade durant la nuit; on avait dû le transporter à l’hôpital. Elle ajouta que papa, ce vaillant ouvrier, serait dorénavant paralysé et invalide. Quel drame pour notre famille! Mes réflexions enfantines prirent alors une direction honteusement égoïste; pas de travail = pas d’argent = pas de cadeau à Noël! J’osai en parler à maman qui m’arrêta net d’un laconique «on verra». Jamais je ne rendrai suffisamment hommage à mes parents qui ont su satisfaire tous nos besoins essentiels malgré des revenus familiaux minuscules. Je ne sais par quel prodige, mais cette année-là et celles qui ont suivi, notre arbre de Noël a abrité des étrennes pour tous les enfants de la maison.
Un album de Tintin, une station-service pour mes autos miniatures, un G.I. Joe, j’étais enchanté par mes cadeaux et n’avais aucunement conscience de la première leçon de courage prodiguée par ma mère. Soupçonnait-elle que la détermination et le courage seraient mes meilleurs, sinon mes seuls alliés durant toute ma vie de non-voyant? Croyez-moi, j’en ai eu besoin pour accepter de déployer trois fois plus d’effort afin d’obtenir le même résultat que n’importe quelle personne voyante; aussi, pour me relever sans cesse après chaque chute en feignant l’indifférence; encore, pour endurer stoïquement les railleries et l’ostracisme de mes collègues de classe et de travail; en somme, pour faire mon chemin bravement dans un monde hostile peuplé d’obstacles physiques, psychologiques et sociaux.
Toutes les personnes handicapées visuelles que je connais font preuve, de diverses façons, d’un grand courage dans leurs gestes quotidiens. Cependant, pour des raisons obscures, nous sommes enclins à le cacher ou le minimiser. Pourtant, affronter constamment des contraintes majeures imposées par la déficience visuelle nécessite, selon moi, davantage de courage que gravir une montagne ou publier un livre dénonçant une agression subie vingt ans auparavant. Oui, j’admire les gens réellement courageux. Nous avons développé cette précieuse qualité et pouvons à juste titre en concevoir de la fierté.
En ce qui me concerne, je n’y vois maintenant plus rien et le beau sapin de mon enfance ne brille plus que dans ma mémoire mais la leçon maternelle reçue alors, demeure toujours bien vivante et mainte fois déterminante dans ma vie de quadragénaire handicapé visuel.
Joyeux Noël à vous tous!
Jean Brière