LA TYRANNIE DE LA BEAUTÉ

La Presse, 2011-01-22, Plus

La beauté aveugle

par Hachey, Isabelle

La beauté. Tout le monde la recherche. On se met à plat ventre devant elle. On dépense des fortunes dans l’espoir de l’atteindre. En cosmétiques, au nom
de la mode, en chirurgies esthétiques. Nous avons demandé à des non-voyants ce qu’ils pensaient de l’obsession de notre siècle. Pour découvrir que les
vrais aveugles ne sont peut-être pas ceux que l’on croit.

Sa canne blanche à la main, Yves Fleury attendait le feu vert, rue Saint-Denis, quand un homme lui a offert son aide. Ils ont fait un bout de chemin ensemble.
L’homme, qui se rendait à la clinique des grands brûlés, lui a raconté son histoire.

“Il tenait une station service la nuit et des jeunes, non contents de le voler, l’avaient aspergé d’essence avant de mettre le feu, raconte M. Fleury. Il
était défiguré. Il m’a confié qu’il trouvait ça relaxant de me parler parce que je ne le voyais pas. Vous, les voyants, vous fermez tout de suite la porte
aux laids.”

Changement de décor. Il y a plusieurs années, Denise Beaudry a pris part à une soirée où une très belle femme trônait en reine. Tous étaient subjugués.
Tous, sauf Mme Beaudry, aveugle depuis l’enfance. Pour elle, il était évident que la belle était exécrable. Mais personne ne semblait s’en rendre compte.

La beauté nous éblouirait-elle au point de nous faire perdre tout sens critique? Les aveugles seraient-ils capables, beaucoup mieux que nous, de voir au-delà
des apparences?

Nous avons consulté sept aveugles, de Montréal à Paris, en passant par Berkeley. Ils nous ont livré leur perception de ce monde où le culte de la beauté
est une obsession.

Platon disait que le beau est bon. Depuis une dizaine d’années, une multitude d’études scientifiques ont prouvé qu’il avait tout faux. Que rien ne permet
de lier la beauté à la bonté, pas plus que la laideur au mal. Pourtant, les gens continuent à faire l’association. C’est tellement naturel, inculqué depuis
les contes de l’enfance, qu’ils le font peut-être sans même s’en rendre compte.

“Le plus gros piège pour les voyants, c’est de penser qu’une personne belle est quelqu’un de bien, dit M. Fleury. Un aveugle est moins encombré parce qu’il
ne voit pas. Alors, il écoute plus.”

En voilà un qui n’est pas assujetti au culte de la beauté.

“Pour moi, c’est un peu comme du chinois. Je n’y comprends rien. Les gens prennent des risques énormes à ne vivre qu’en surface. Ils n’ont plus de temps
aujourd’hui, ou ne veulent pas le prendre. Je ne vois plus depuis 33 ans et j’arrive à survivre sans être obsédé par la beauté. Ça n’a pas vraiment d’importance.
Il y a tellement de choses plus fondamentales.”

Pour les aveugles, il n’y aura jamais d’amour au premier regard. Marie-Claude Lavigne, aveugle de naissance, ne s’en plaint pas.

Elle a trop de pudeur pour toucher le visage des gens qu’elle ne connaît pas. “Quand j’ai touché mon mari pour la première fois, j’avais déjà une certaine
perception de lui. Je ne me suis pas dit “Oh mon doux, il a une barbe, un gros ventre”. L’apparence physique n’influence pas ma définition de la beauté.”

Les yeux du coeur

Superficielle, la beauté? Peut-être. Mais les études tendent à montrer que l’attirance pour les beaux visages et les corps parfaits est aussi très instinctive.
Presque animale. Nous choisissons de beaux partenaires en croyant qu’ils ont les meilleurs gènes pour assurer notre descendance. C’est la théorie de la
sélection naturelle.

Aux États-Unis, de récentes études neurologiques ont montré que la vue d’un beau visage stimulait la même région du cerveau que de la nourriture pour une
personne affamée, de la drogue pour un toxicomane ou de l’argent pour un joueur compulsif. L’être humain serait donc littéralement programmé pour réagir
à la beauté.

Les non-voyants eux-mêmes n’y sont pas insensibles, prévient Serge Poulin, aveugle de naissance. “Pour moi, “on ne voit bien qu’avec les yeux du coeur,
l’essentiel est invisible pour les yeux”… c’est n’importe quoi! Moi, une planche à laver, ça ne m’intéresse pas. Contrairement à beaucoup de gens, j’aime
les femmes qui ont des courbes.”

Le mythe du sixième sens

Martin Trépanier ne voit que la lumière et des formes très floues. Pourtant, il sait identifier une jolie femme quand il en croise une. Non pas qu’il soit
doté d’un sixième sens. “Il y a une assurance dans la voix des gens beaux”, explique-t-il. Une sorte de confiance en soi, parfois même une certaine arrogance.

Comme tous les aveugles, M. Trépanier a appris à mieux se servir des quatre sens qui lui restent. “Ce sont des antennes merveilleuses pour capter la beauté
du monde”, dit ce Gaspésien qui se nourrit du timbre de la voix, de la douceur de la peau ou du parfum d’une femme pour assouvir sa soif de beauté.

“Il y a un stéréotype selon lequel les aveugles posséderaient un sens surnaturel, comme s’ils pouvaient voir la beauté intérieure. Mais cela ne se fait
pas lors d’une première rencontre”, dit Georgina Kleege, professeure aveugle à l’Université de Berkeley en Californie.

“On dit souvent que la beauté est dans l’oeil de celui qui regarde, dit M. Trépanier. Mais elle est aussi dans l’oreille de celui qui écoute, dans la main
de celui qui touche.”

Un paradoxe

Aveugle de naissance, Marie-Claude Lavigne ne se préoccupe pas de l’apparence des autres. Pourtant, elle se soucie énormément du regard que les autres posent
sur elle.

“Je sais, c’est paradoxal, dit-elle. Les images de beauté des magazines et de la publicité sont très superficielles, mais on vit dans un monde social, et
même les aveugles en sont contaminés.”

Gili Hammer, doctorante à l’Université hébraïque de Jérusalem, a fait le même constat après avoir rencontré une cinquantaine d’Israéliennes aveugles. Des
musulmanes et des juives orthodoxes et laïques, séfarades et ashkénazes.

“Ces femmes sont très différentes les unes des autres. Pourtant, ce n’est pas comme si elles vivaient dans une tour d’ivoire et n’avaient aucune idée de
ce qu’est la féminité, la beauté, les demandes de la société par rapport au corps de la femme d’aujourd’hui.”

Parmi ces Israéliennes, certaines étaient très féminines, au point de s’épiler au laser et de se maquiller tous les jours. D’autres, au contraire, étaient
très décontractées et prenaient un certain plaisir à ne pas être esclaves du miroir. “Toutes, cependant, faisaient des efforts quotidiens pour paraître
normales. Pour être acceptées dans la société.”

“Pour nous, il ne s’agit pas tant de mettre en valeur nos charmes, mais d’être visuellement attirants, afin de dissiper le préjugé selon lequel les aveugles
ne seraient que des miséreux et des impotents, écrit Mme Kleege dans un essai sur la beauté. On ne nous demande pas de devenir beaux, mais de paraître
moins aveugles.”