Sport extrême

SPORT EN VUE : Bulletin de l’ASAQ
Janvier-Février 2002 (vol. 10 no.1); p. 9-11.
Auteur : Serge Trudeau

Risquer sa vie pour ne pas passer pour un aveugle lorsque l’on est mal voyant, n’est-ce pas pratiquer un sport extrême ? Bien sûr, il est cependant beaucoup plus glorieux de risquer sa vie en tant que coureur automobile, navigateur autour du globe, ou grimpeur des plus hauts glaciers du monde.

Cependant, qui d’entre nous n’a pas déjà risqué sa vie en traversant une rue alors qu’il ne parvenait plus trop bien à voir les feux de circulation, qu’il n’arrivait plus à bien évaluer la vitesse du vélo, de la moto, de la voiture, du camion ou de l’autobus qui se dirigeait directement vers lui et ce, que se soit en plein jour, en fin de journée ou en pleine nuit.

S’agissait-il vraiment d’une simple question de vision ou d’inattention? Ne pourrait-il pas aussi s’agir d’une manifestation extrême de notre incapacité d’admettre non seulement notre perte progressive de vision mais surtout la peur et même la honte toxique des conséquences au plan personnel et social qui en découlent.

Ne pourrions-nous pas être minés, hantés, terrorisés par l’éventualité de paraître moins autonome, moins adroit, moins élégant, moins séduisant, moins désirable, moins intelligent que la plupart des autres de notre entourage? Ne serait-ce pas aussi pour cela que nous développons une foule d’astuces pour ne pas
Etre perçu comme étant mal voyant.

C’est sans doute à cause de cela que nous pratiquons souvent une sorte de tauromachie urbaine, du trapèze sans filet ou des cascades sans jamais complètement maîtriser les règles de l’art.
Inévitablement, la pratique d’un tel sport peut entraîner des blessures graves et parfois même la mort.

Heureusement pour nous, jusqu’à maintenant nous avons été épargnés : prévenus par un klaxon, par le grincement des pneus, par les paroles courtoises ou exaspérées d’un automobiliste, par l’intervention physique ou verbale d’un autre piéton, par le grognement d’un moteur ou la perception soudaine des phares, etc. Dans ce contexte, notre condition visuelle et émotive nous empêche de prendre toujours des risques bien calculés.

Bien sûr, mettre sa vie en danger pour défendre sa patrie, pour faire respecter la justice, pour protéger un enfant, pour secourir une personne malade, blessée ou menacée, pour faire progresser la science, la connaissance, une croyance ou un idéal, c’est noble, c’est chevaleresque, c’est héroïque. Mais par contre, mettre en péril sa vie en raison de son incapacité à prévenir les autres de ses limitations visuelles, c’est déconcertant, c’est absurde, c’est navrant mais néanmoins c’est un comportement assez courant.

Maintenant qu’un brouillard de plus en plus dense a progressivement fait place à ma mal voyance, je suis sans doute plus à même de comprendre pourquoi j’ai pratiqué un tel sport extrême pendant plus de trente ans. En fait, ne s’agit-il pas d’une manifestation malheureuse mais inévitable de ce long processus de perte de vision et de mon ajustement progressif à l’égard de ces nouvelles conditions? À ce titre, n’est-il pas préférable de nier cette limitation pendant des années puis progressivement de trouver les moyens de s’ajuster plutôt que de bêtement s’immobiliser, démissionner ou encore pire, empoisonner son entourage en adoptant un rôle de victime.

Ce n’est véritablement qu’après une détérioration plus importante de ma vision et avoir vécu quelques expériences traumatisantes que j’ai commencé à réviser mes façons de faire. Ce n’est qu’après avoir été bousculé à quelques reprises sur les trottoirs par des coursiers à vélo que j’ai commencé à avoir peur émotivement et physiquement, à réaliser que j’étais de plus en plus menacé, à craindre le pire, à imaginer l’intensité des douleurs corporelles et les souffrances morales que je pourrais avoir à supporter.

Ce qui est véritablement venu à bout de mon amour-propre c’est le jour où j’ai, non pas réalisé mais bien davantage ressenti que je n’avais plus le choix d’afficher ma déficience. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à reconnaître ma vulnérabilité, à chercher des moyens de me protéger, à accepter de signaler ma déficience, en définitive à lever le drapeau blanc, à brandir le drapeau rouge.

Tout d’abord, j’ai commencé à m’identifier timidement en agrafant une toute petite canne à ma boutonnière, à transporter une canne dans ma mallette, à circuler avec une canne pliée dans ma main, et enfin à commencer à utiliser cette canne lorsque je me trouvais loin de mon milieu habituel de travail.

Ce n’est qu’après avoir dominé ma honte que j’ai pu commencer à apprécier les possibilités d’un tel outil qui peut tantôt servir à effectuer des montées tel un hockeyeur qui d’un bras drible la rondelle avec son bâton, à repérer les obstacles tel un démineur qui balaie le sol avec sa soucoupe, ou à se protéger en réduisant au minimum les zones de contacts aux pieds, aux genoux, aux hanches tel un escrimeur qui réduit au minimum ses zones de touches en maîtrisant parfaitement la projection de son corps, l’extension de son bras, la flexibilité de son poignet avec son fleuret.

Petit à petit cette canne autrefois honnie, est devenue pour moi un compagnon rassurant, protecteur tout comme ceux qui ne peuvent pas se déplacer dans le noir sans utiliser une lampe de poche.

En effet, cette fameuse baguette permet non seulement de mieux être repéré par les piétons, les cyclistes ou les automobilistes, elle permet aussi de pouvoir solliciter plus facilement une assistance au besoin. De plus, lorsque bien utilisée, cette canne permet tantôt de servir de pare-chocs, tantôt de repérer une foule d’objets sur la voie publique, dans le métro ou dans les bâtiments: exemple tout le mobilier urbain tels lampadaires, bornes fontaine, bancs publics, cabines téléphoniques; dans le métro pour repérer les tourniquets, le mouvement montant ou descendant des escaliers mécaniques, pour localiser la bordure des quais, pour distinguer entre les portières et les espaces
vides entre les voitures; dans les bâtiments publics pour se protéger des portes tournantes, battantes ou coulissantes, des colonnes ou du mobilier disposé dans les aires de circulation.

Maintenant que je suis pratiquement aveugle, je réalise que cette canne est aussi devenue pour moi un symbole d’affirmation, affirmation de ma capacité de pouvoir encore me déplacer, de participer, d’être actif dans la communauté.

Cet article m’a été inspiré il y a plus de deux ans alors que j’écoutais le récit d’un compagnon de vélo tandem qui me faisait part que la veille, il avait failli se faire tuer en traversant une rue en fin de soirée. Cette expérience traumatisante semblait l’avoir fait cheminer quant à l’utilité d’utiliser une canne pour mieux être repéré. Tout en l’écoutant, ce témoignage m’a fait revivre en flash back une foule d’expériences du même genre que j’ai vécues sans jamais me convaincre d’utiliser une canne, avant de perdre presque complètement la vue.

Maintenant que je ne suis plus en mesure de vous donner le mauvais exemple, j’en profite pour vous faire part de mes souvenirs d’un sport, sport le plus dangereux que j’ai pratiqué.

Citation.

Serge Trudeau